Maniac, de Benjamin Labatut, est l’autobiographie romancée, en deux parties distinctes, de John von Neumann et de Demis Hassabis, qui ont contribué tous deux à l’essor de l’intelligence artificielle. Labatut questionne l’idée que ces systèmes, bien qu’issus de notre génie, échappent à notre compréhension et à notre maîtrise.
Mathématicien et physicien américano-hongrois mort le 8 février 1957 à Washington, John von Neumann a apporté d’importantes contributions en mécanique quantique, en analyse fonctionnelle, en logique mathématique, en informatique théorique et en sciences économiques, et a posé les bases de l’intelligence artificielle. Il a également participé au programme Manhattan de conception et de fabrication de la première bombe atomique américaine, suggérant de la lâcher au-dessus de Kyoto pour faire le maximum de victimes. Père de la théorie des jeux, il défendait par ailleurs un bombardement préventif de l’URSS avant que celle-ci ne possède sa propre bombe atomique et puisse riposter.
Bref, plus qu’un humaniste, c’est plutôt un mathématicien cherchant à appliquer la logique mathématique à tous les aspects de la vie que décrit Maniac. « Il existe à coup sûr une section spéciale du purgatoire réservée aux professeurs de mécanique quantique » affirme ainsi un des collègues mathématiciens de von Neumann.
Plus contemporain, Demis Hassabis (né le 27 juillet 1976 à Londres) est chercheur et entrepreneur en intelligence artificielle, cofondateur de l’entreprise DeepMind qui parviendra à mettre au point plusieurs programmes de jeu de go — réputé pour être un jeu plus difficile encore que les échecs.
À travers ces deux personnages dont les innovations ont redéfini les limites de la pensée humaine, Benjamin Labatut explore les frontières de la science, de la folie et de la quête humaine de la connaissance absolue, ouvrant des abîmes vertigineux.
Un des thèmes centraux du livre est l’impact de l’intelligence artificielle sur notre époque. Labatut interroge les avancées récentes dans ce domaine en les reliant à des découvertes fondamentales du XXe siècle, notamment en mathématiques, en physique et en informatique. Il tisse un parallèle entre l’essor de l’IA et la montée en puissance de concepts abstraits, tels que la logique formelle et les systèmes algorithmiques, qui ont révolutionné notre rapport à la réalité. L’IA est présentée comme une extension de la quête humaine de transcendance, mais aussi comme une force potentiellement incontrôlable. Porteur d’une vision pessimiste, Labatut écrit que « ce n’est pas le pouvoir destructeur particulièrement pervers de telle ou telle invention qui crée un danger. Le danger est intrinsèque. Il n’y a pas de remède au progrès ».
Benjamin Labatut s’intéresse à l’aspect quasi mystique de l’IA qui, à travers son développement, semble toucher à des vérités fondamentales sur l’univers. Il évoque des algorithmes capables de formuler des hypothèses scientifiques ou de générer des œuvres d’art d’une profondeur inattendue, tout en rappelant les dangers potentiels : la perte de contrôle, les biais inscrits dans les systèmes et les menaces existentielles qu’une IA autonome pourrait représenter. Il souligne notamment les dilemmes éthiques et existentiels que soulève cette technologie : « Des avancées scientifiques étaient en train de bouleverser tous les aspects de notre vie, alors que les questions les plus fondamentales demeuraient sans réponse ».
Pour Neumann, pour qu’un calculateur se mette à penser et à se comporter comme un être humain, il faudrait qu’il se développe, pas qu’il soit construit. C’est cette intuition que Demis Hassabis mettra en pratique un demi-siècle plus tard, lorsque, après avoir créé un supercalculateur nourri de millions de parties de go qui parviendra à battre les meilleurs joueurs, créera un calculateur en quelque sorte vide mais plus puissant encore, plus puissant parce que vide, uniquement nourri des règles formelles du jeu de go, l’ordinateur se perfectionnant seul en jouant des millions de parties contre lui-même.
Maniac est une méditation fascinante sur la manière dont l’intelligence artificielle reflète les aspirations et les angoisses humaines, tout en incarnant une force qui pourrait redéfinir l’avenir de l’humanité.
Gilles Mortreux